Il toussa nerveusement en se
couvrant la bouche, sortit quelques vêtements de la commode et les fourra dans
deux vieilles valises.
Sally réveilla la petite LaVon, aussi
doucement qu’elle le put ; l’enfant de trois ans, réveillée en plein
sommeil, commença à pleurer. Sally lui mit une culotte, une chemise et une
barboteuse. Les pleurs de l’enfant la rendaient encore plus nerveuse. Elle se
souvenait de ces autres fois où LaVon, habituellement tranquille comme un ange,
s’était mise à pleurer en pleine nuit : une couche qui lui faisait mal, les
dents, le croup une colique. Et sa peur se transforma lentement en colère
lorsqu’elle vit Charlie passer presque en courant devant la porte, les bras
pleins de sous-vêtements. Les bretelles des soutiens-gorge traînaient derrière
lui comme des serpentins. Il lança les vêtements dans une valise qu’il ferma
brutalement. Le bas de sa plus belle robe était coincé. Elle était sûrement
déchirée maintenant.
– Qu’est-ce qui se passe ?
cria-t-elle, et la petite LaVon qui s’était un peu calmée pleura de nouveau. Tu
es fou ? Ils vont envoyer des soldats te chercher, Charlie ! Des
soldats !
– Non, pas ce soir, répondit-il
avec une assurance un peu effrayante. Si nous nous magnons pas le train, nous
ne sortirons jamais de la base. Je ne sais même pas comment j’ai pu foutre le
camp de la tour. Une défaillance quelque part. Pourquoi pas ? Puisque tout
le reste a déconné.
Et le rire hystérique qu’il
poussa alors l’effraya encore davantage.
– La petite est habillée ?
Parfait. Mets ses habits dans l’autre valise. Prends le sac bleu dans le placard
pour le reste. Et puis, on fiche le camp. Je pense qu’on va s’en tirer. Le vent
souffle de l’est. Heureusement.
Il toussa encore.
– Papa ! dit la petite
LaVon en levant les bras. Je veux mon papa ! Petit cheval, papa ! Petit
cheval !
– Pas maintenant, répliqua
Charlie en disparaissant dans la cuisine.
Un moment plus tard, Sally
entendit un bruit de vaisselle. Charlie était en train de prendre l’argent
liquide qu’elle cachait dans la soupière bleue, sur l’étagère du haut. Trente
ou quarante dollars qu’elle avait économisés – cinquante cents par-ci, parfois
un dollar. Son argent à elle. Alors, c’était vrai. Vraiment vrai.
La petite LaVon, privée de jouer
au petit cheval avec son père qui ne lui refusait pratiquement jamais rien, recommença
à pleurer. Tant bien que mal Sally lui mit un chandail, puis jeta pêle-mêle la
plupart de ses vêtements dans le berceau. Impossible de rien ajouter dans l’autre
valise, déjà pleine à craquer. Elle dut se mettre à genoux dessus pour la
fermer. Heureusement que la petite LaVon était propre et qu’elle n’avait plus
besoin de couches.
Charlie revint dans la chambre. Cette
fois, il courait en fourrant dans les poches de son blouson les billets
froissés qu’il avait trouvés dans la soupière. Sally prit la petite. L’enfant
était tout à fait réveillée maintenant et aurait parfaitement pu marcher, mais
Sally voulait la tenir dans ses bras. Elle se baissa et empoigna le sac bleu.
– Où c’est qu’on va, papa ?
demanda la petite fille. Tu sais, moi, je dormais très bien.
– Bébé va bien dormir dans
la voiture, répondit Charlie en s’emparant des deux valises.
Le bas de la robe de Sally
pendait toujours. Les yeux de son mari avaient l’air vides. Une idée, une
certitude commençait à grandir dans la tête de Sally.
– Il y a eu un accident ?
Mon Dieu, c’est ça ? Un accident ! Là-bas.
– J’étais en train de faire
une patience. Quand j’ai levé les yeux, les chiffres de l’horloge étaient passés
du vert au rouge. J’ai regardé l’écran de contrôle. Sally, ils sont tous…
Il s’arrêta, regarda les grands
yeux de la petite LaVon, encore mouillés de larmes, curieux.
– Ils sont tous morts là-bas.
Tous, sauf un ou deux. Et sans doute que ceux-là sont morts aussi maintenant.
– Qu’est-ce que c’est mort, papa ?
demanda la petite LaVon.
– Tu es trop petite pour
comprendre, ma chérie, dit Sally.
Sa voix lui fit l’effet de sortir
d’un ravin.
Charlie avala sa salive. Et
quelque chose fit un drôle de bruit dans sa gorge.
– En principe, tout se ferme
automatiquement si les chiffres de l’horloge passent au rouge. Un ordinateur
Chubb surveille tout en permanence. En théorie, aucune panne n’est possible. Quand
j’ai vu l’écran de contrôle, j’ai foncé vers la porte. J’ai cru qu’elle allait
me couper en deux. Elle aurait dû se fermer dès que l’horloge est passée au
rouge, et je ne sais pas depuis combien de temps elle était sur le rouge quand
je m’en suis aperçu. Mais j’étais presque rendu au parking quand j’ai entendu
la porte claquer derrière moi. Si j’avais regardé trente secondes plus tard, je
serais enfermé maintenant dans la salle de contrôle de la tour, comme une
mouche dans une bouteille.
– Qu’est-ce que c’est ?
Qu’est-ce que…
– Je ne sais pas. Je ne veux
pas savoir. Tout ce que je sais, c’est qu’ils sont morts très vite. S’ils veulent
me rattraper, il faudra qu’ils courent vite. On me payait une prime de risque, mais
pas assez pour que je reste traîner là-bas. Le vent souffle vers l’ouest. On
part à l’est. Allez, viens !
Comme à moitié endormie, en plein
milieu d’un horrible cauchemar, elle le suivit jusqu’à la Chevrolet, vieille de
quinze ans, qui rouillait tranquillement dans la nuit odorante du désert
californien.
Charlie lança les valises dans le
coffre et le sac sur la banquette arrière. Sally resta un moment devant la
portière de droite, le bébé dans ses bras, regardant le bungalow où ils avaient
vécu ces quatre dernières années. Quand ils s’y étaient installés, pensa-t-elle,
la petite LaVon grandissait encore dans son ventre, attendant le jour où elle
jouerait au petit cheval avec son papa.
– Dépêche-toi ! Allez, viens !
Elle ouvrit la portière et monta
dans la voiture. Il recula. Les phares de la Chevrolet illuminèrent un moment
la maison. Leurs reflets dans les fenêtres ressemblaient aux yeux d’une bête
traquée.
Tendu, Charlie était collé sur
son volant. La lueur des instruments du tableau de bord éclairait faiblement
son visage.
– Si les grilles de la base
sont fermées, je vais essayer de les défoncer.
Il était sérieux, elle en était
sûre. Elle sentit ses genoux mollir.
Mais il ne fut pas nécessaire de
défoncer les grilles. Elles étaient grandes ouvertes. Un gardien somnolait
devant un magazine. Elle ne put voir l’autre ; peut-être était-il aux
toilettes. On était ici dans le périmètre extérieur de la base, un simple dépôt
de véhicules militaires. Ce qui se passait au centre de la base n’était pas l’affaire
de ces deux types.
J’ai levé la tête et j’ai vu
que l’horloge était passée au rouge.
Elle frissonna et posa la main
sur la cuisse de Charlie. La petite LaVon s’était rendormie. Charlie tapota la
main de Sally.
– Tout ira bien, tu vas voir.
À l’aube, ils traversaient le
Nevada à toute allure, en direction de l’est. Charlie toussait beaucoup.